JLM, BBLR…
Jean-Luc Moulène, bercé par la génération « punk rock » et son nihilisme politique, est un artiste « propagateur » qui dit « non », enfin « oui » pour dire « non », considérant qu’il s’agit toujours de la bonne réponse pour un créateur : « C’est pour ne pas rester dans un « non » prononcé une seule fois que j’ai accepté de devenir officiellement un artiste. Bien entendu, aujourd’hui, je dis un oui qui n’est jamais qu’une double négation [...] espérant le moment où je vais pouvoir prononcer la troisième négation qui sera, elle, affirmative 1. » Jean-Luc Moulène donne à la contestation des ordres établis une réelle existence à travers la production d’icônes mêlant objets et photographies.
Conjointement à des collaborations graphiques et littéraires dans des fanzines, Jean-Luc Moulène travaille douze années en tant que conseiller artistique dans l’entreprise Thomson-Sintra Activités Sous-Marines. Artiste autoassumé, il s’adonne alors à un nouveau médium, la photographie, réalisant des clichés afin de rendre compte du visible, car « sans photographie, [il n’y a] pas de visibilité du prolétariat 2 ». Élargissant ensuite sa pratique, il expérimente autant le dessin, la sculpture, le collage, que la production d’objets manufacturés émanant d’actes de dérivation de « process » industriels.
Jean-Luc Moulène présente pour Valeurs croisées deux œuvres dans lesquelles il confronte le produit industriel à la possibilité de sa propre négation, laquelle mute en affirmation dans le devenir-artistique de celui-ci : BBLR Gauloises et Bière Totale.
BBLR Gauloises, titre significatif pour des objets qui le sont tout autant, est une pièce réalisée dans un « espace-temps » distendu. Elle se compose de trois paquets de cigarettes aux couleurs gauloises de la marque de même nom. Le rouge : le 11 juin 1982, les ouvriers de la manufacture de tabacs de la Seita à Pantin, qui occupaient les locaux depuis plusieurs mois pour protester contre la fermeture de l’établissement, décident de créer La Pantinoise, paquet de « Gauloises » rouge offert avec un bon de soutien vendu 5 francs. Le blanc – né de conflits sociaux dans les manufactures de tabacs de la Seita de Tonneins – appartient comme le rouge à la série des Objets de grève : « Objets (…) produits pendant des grèves, généralement à des fins manifestes, par réappropriation des outils de production des entreprises 3. » En exposant ces emblèmes de revendications sociales, porteurs d’une certaine parole publique, Jean-Luc Moulène leur confère une valeur d’icône. Le bleu – « monochrome » dénué d’inscription – pousse au bout l’intention de détournement : l’artiste en a retiré tout signe, tout discours, laissant seule la puissance signifiante et plastique de la couleur bleue Gauloise. Il mettra dix ans à parachever son idée, essayant, dans un premier temps et sans succès, de le faire fabriquer en infiltrant les systèmes de production de la Seita. Finalement, il sera produit, ironie du sort, tout à fait officiellement à l’issue d’une rencontre menant l’artiste à travailler directement avec le directeur de la manufacture, en 2000. Les valeurs politique et plastique de BBLR Gauloises nous interpellent : la perception que nous en avons, entre icône, symbole et sculpture, nous amène naturellement à nous interroger sur le statut de l’œuvre et de son auteur.
Bière Totale est une production spéciale basée sur le détournement d’une chaîne de fabrication de bière – au sein de la Brasserie Karlsberg à Homburg (Allemagne) en mai 2004. Les canettes sont épurées de tout signe publicitaire et une photographie grandeur nature fait état d’une palette de « packs » de bières éventrée. Le produit périmé a fait exploser son contenant entraînant une modification de l’intégrité de l’œuvre. Cet ensemble rend compte de la question de la pérennité de l’objet d’art : on se demande alors si « l’art, c’est l’idée de l’œuvre, l’idée qui existe sans matière 4 » ou bien si c’est l’entité physique de l’œuvre qui détermine son existence.
Photographe engagé, Jean-Luc Moulène jongle avec les mots et bouscule nos perceptions. Il aime les « objets non », ceux qui revendiquent, tout en considérant les œuvres d’art comme des « objets oui », de par leur nature révélatrice et détachée de toute aliénation.
Artiste de l’image du concept et du « concept fait image », Jean-Luc Moulène nous invite à reconsidérer nos habitudes intellectuelles et visuelles dans une visée critique et politique. Titres polysémiques ; iconographie des images ; valeurs intellectuelles et politiques ; engagements et critiques manifestes ; tout s’entremêle, se mêle, puis se démêle sans effort, et nous prenons conscience que « la seule démarche expérimentale valable se fonde sur la critique exacte des conditions existantes, et leur dépassement délibéré 5 ».
1. Conférence « Marc Partouche, Jean-Luc Moulène et Bruno Caron », Cycle de conférence de Valeurs croisées, première édition des Ateliers de Rennes – Biennale d’art contemporain, 14 juin 2008, les Champs libres, Rennes.
2. Dixit Jean-Luc Moulène, conférence « Marc Partouche, Jean-Luc Moulène et Bruno Caron », ibid.
3. Entretien de Jean-Luc Moulène et Patrick Cahuzac, Aubervilliers, le 13 août 1999.
4. Aristote, Les Parties des animaux, Les Belles Lettres, Paris, 2002.
5. Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, 1957.
Nurtured by the Punk Rock generation and its political nihilism, Jean-Luc Moulène is a ‘disseminator’ artist who says “no”, well, “yes” when he means “no”, reckoning that this is still and invariably the right answer for a creative person: “I agreed to officially become an artist so that I wouldn’t be stuck in a ‘no’ uttered just once. Today, needless to say, I utter a ‘yes’ which is never anything but a double negative […] hoping for the moment when I’ll be able to utter the third negative which, for its part, will be affirmative”. 1 Jean-Luc Moulène gives a real existence to disputing established orders, through the production of icons blending objects and photographs.
Together with graphic and literary contributions in fanzines, Jean-Luc Moulène worked for twelve years as an art consultant in the Thomson-Sintra Activités Sous-Marines company. As a self-appointed artist, he then focused on a new medium, photography, producing photos and snapshots to describe the visible, for “without photography, [there is] no visibility for the proletariat” 2. By then broadening his praxis, he started to experiment with drawing, sculpture and collage, as well as the production of manufactured objects coming from acts deriving from industrial ‘processes’.
For Crossing Values, Jean-Luc Moulène is showing two Works in which he confronts the industrial product with the possibility of its own negation, which turns into affirmation in the artist-inthe-making process: BBLR Gauloises and Bière Totale [Total Beer].
BBLR Gauloises, a meaningful title for objects which are every bit as meaningful, is a piece made in a distended ‘spacetime’ frame. It consists of three packs of cigarettes with the ‘gauloise’ colours of the make of the same name. Red: on 11 June 1982, workers in the Seita 3 tobacco factory in Pantin, who had been occupying the premises for several months
to protest against the factory’s closure, decided to create La Pantinoise, a red pack of ‘Gauloises’ offered with a voucher of support for 5 francs. White—issuing from company disputes in the Seita tobacco works at Tonneins—belongs, like red, to the series of Objets de grève [Strike Objects]: “Objects […] produced during strikes, usually as a form of manifesto, by reappropriating companies’ production tools” 4. By exhibiting these emblems of social claims, steeped in a kind of public expression, Jean-Luc Moulène lends them an iconic value. Blue—a ‘monochrome’ devoid of any inscription—pushes the diversionary intent to the limit: the artist has removed all signs and all discourse, leaving just the significant and plastic power of the blue Gauloise colour. He would take ten years to bring his idea full circle, trying, in an initial phase and unsuccessfully,
to have it made by infiltrating the Seita production systems. In the end, it was produced, as fate would have it, quite officially after a meeting, which led to the artist working directly with the factory director, in 2000. The political and plastic values of BBLR Gauloises exercise us: the perception we have of them, somewhere between icon, symbol and sculpture, naturally prompts us to wonder about the status of the work and its author. Bière totale is a special production based on the appropriation of a beer production line in the Karlsberg Brewery at Homburg (Germany) in May 2004. The cans were rid of any advertising sign and a life-size photograph showed a ripped open pallet of beer packs. The product, past its sell-by date, caused its container to explode, leading to an alteration of the work’s integrity. This ensemble deals with the issue of the permanence of the art object: we thus wonder if “art is the idea of the art work, the idea which exists without matter” 5 or else if it is the physical entity of the art work which determines its existence.
As a politically committed photographer, Jean-Luc Moulène juggles with words and upsets our perceptions. He likes ‘no objects’, the ones which make a claim, while at the same time regarding artworks as ‘yes objects’, by virtue of their revelatory nature, aloof from all manner of alienation. As an artist dealing with the image of the concept and the ‘image-made concept’, Jean-Luc Moulène invites us to reconsider our intellectual and visual habits, aiming at something critical and political. Many-meaning’d titles, image-oriented iconography; intellectual and political values; commitments and manifesto-like criticism; everything is intermingled and mixed and is then effortlessly unmixed, and we become aware that “the sole valid experimental approach is based on the correct criticism of existing conditions, and going intentionally beyond them” 6.
1. Lecture ‘Marc Partouche, Jean-Luc Moulène et Bruno Caron’, Crossing Values
lectures cycle, 14 June 2008, les Champs libres, Rennes.
2. Dixit Jean-Luc Moulène, Lecture ‘Marc Partouche, Jean-Luc Moulène et
Bruno Caron’, ibid.
3. The French government tobacco and matches monopoly (Translator’s note)
4. Interview with Jean-Luc Moulène and Patrick Cahuzac, Aubervilliers, 13
August 1999.
5. Aristotle, Les Parties des animaux, Les Belles Lettres, Paris, 2002.
6. Guy Debord, Report on the Construction of Situations and on the International Situationist
Tendency’s Conditions of Organisation and Action, 1957.
Camille Planeix
Notice sur BBLR Gauloise et Bière Totale de Jean-Luc Moulène
Catalogue Valeurs croisées, 1ère édition des Ateliers de Rennes -
Biennale d'art contemporain, 2009
Traduction : Simon Pleasance
BBLR Gauloises, mai 2003 / May 2003 Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Galerie Chantal Crousel, Paris Crédits photos : Mathieu Harel-Vivier |
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